Résurrection, Tolstoï

extrait choisi

 

« Il admirait cette journée magnifique, ces nuages sombres et épais qui venaient parfois masquer le soleil, ces champs de blé nouveau, sillonnés de paysans derrière leur charrue, et qui retournaient leur avoine. Il contemplait ces semailles d’automne d’un vert foncé au-dessus desquelles s’élevaient des alouettes, les bois déjà couronnés de verdure fraiche, à l’exception des chênes tardifs, les prés où paissaient les troupeaux bigarrés de chevaux et de bœufs, et les terres au loin où il apercevait des laboureurs ; mais par moments, la pensée de quelque chose de désagréable revenait à lui, et quand il se demandait quoi, il se rappelait le récit du cocher sur la façon dont l’Allemand administrait son bien. »

 

« Ce n’était pas un esclavage corporel comme celui qui avait été aboli en 1861, esclavage de certains individus déterminés au profit de leur maîtres. C’était généralement un esclavage des paysans qui possédaient peu ou pas de terre, envers les grands propriétaires fonciers et parfois, exceptionnellement, envers ceux auprès desquels ils vivaient. N. le savait, il ne pouvait l’ignorer, car ses domaines profitaient de cet esclavage qui avait contribué à leur édification. Mais c’est peu dire qu’il savait tout ça. Il savait aussi l’injustice et la cruauté de cet état des choses, et cela depuis qu’il était étudiant ; il affichait et répandait la doctrine de Henry George, qui avait provoqué l’abandon aux paysans des terres qui lui venaient de son père ; depuis il considérait la propriété foncière à notre époque comme un péché aussi grand que l’était celui de la possession de serfs il y a quelques cinquante an.
Il est vrai qu’après son service militaire quand il avait pris l’habitude de dépenser vingt mille roubles par an, toutes ces considérations avaient cessé d’être impératives ; il les avait oubliées et non seulement il ne s’interrogeait jamais sur l’origine de l’argent que lui donnait sa mère, mais encore il s’efforçait de ne pas y penser. Toutefois, la mort de celle-ci, sa succession et la nécessité où il se trouva de disposer de ses biens, c’est à dire de ses terres, remirent en question son attitude à l’égard de la propriété foncière. »

(…)

« Souvent, à la réflexion, sa situation de propriétaire foncier lui paru comparable à celle des propriétaires de serfs ; et il assimilait la location de terres aux paysans, au lieu de leur exploitation naturelle par des ouvriers, à ce que faisaient les propriétaires de serfs transformant la corvée en une redevance en argent. »

(…)

« Le peuple se meurt ; il est habitué à sa lente agonie ; en lui se sont formés les prodromes de son extinction : dépérissement des enfants, travail exagérée des femmes, insuffisance de la nourriture pour tous et surtout pour les vieillards. Et ainsi, insensiblement, le peuple arrive à une situation dont il ne perçoit pas l’horreur et dont il ne se plaint pas, et nous-mêmes finissons par considérer cet état comme normal et dans l’ordre des choses.
Maintenant, il lui apparaissait clair comme le jour que la cause principale de cette misère dont le peuple avait conscience et que lui-même avait toujours mise au premier plan se trouvait dans l’aliénation, au bénéfice des propriétaires fonciers de la terre, qui seule, pouvait le nourrir.
Et pourtant il est évident que les enfants et les vieillards meurent de ce qu’ils n’ont pas de lait, et ce lait manque parce qu’il n’y a pas de terre pour faire paître le bétail et récolter blé et fourrage. Il est évident que toutes les misères du peuple, ou tout au moins la cause principale et immédiate de ces misères, réside dans ce que la terre qui nourrit le peuple ne lui appartient pas, mais ce trouve entre les mains de gens qui jouissent de ce droit de propriété, qui vient du travail d’autrui. La terre, si indispensable au peuple qu’il meurt faute d’en avoir, est toutefois cultivée par ces gens réduits à l’extrême besoin, pour que le blé qu’elle produit soit vendu à l ‘étranger et que les propriétaires fonciers puissent s’acheter des chapeaux, des cannes, des calèches, des bronzes… »

(…)

« La terre appartient à tout le monde. Chacun de nous a sur elle un droit égal ; mais il y a de bonne et de mauvaise terre. Chacun désire la bonne terre. Comment faire ? Comment être juste ? Il faut que celui qui possède une bonne terre paie à ceux qui n’en possèdent aucune une redevance égale à la valeur de sa terre. Or, comme il est difficile de déterminer quels sont ceux qui doivent payer et comme il est nécessaire de collecter de l’argent pour les besoins de la communauté, il faut faire en sorte que celui qui possède de la terre verse à la communauté, pour ses besoins, une redevance égale à la valeur de son lot. Ainsi la situation sera équitable pour tous. Veux-tu posséder de la terre ? Paie une redevance plus forte pour une bonne terre, plus faible pour une moins bonne. Si tu ne veux pas posséder de terre, ne paie rien, ta part d’impôts pour les besoins de la communauté sera payée par ceux qui en possèdent. »

(…)

 
« – Je ne comprends pas, ou si je comprends, je ne suis pas d’accord avec vous. La terre ne peut pas ne pas être la propriété de quelqu’un. Si vous la partagez, commença Ignaty – avec la pleine et paisible assurance que Nekhlioudov était un socialiste et que les exigences de la théorie socialiste consistent dans le partage de la terre, mais que cette idée de partage est stupide et qu’il est très facile de la réfuter – si vous la partagez aujourd’hui en partie égales, dès demain, elle passera de nouveau entre les mains des plus travailleurs et des plus aptes.

– Mais personne ne songe à partager en parties égales ! La terre ne doit appartenir à personne, elle ne doit faire l’objet d’achat, de vente ni de prêt.

– Le droit de propriété est innée dans l’homme. Sans ce droit de propriété, il n’y aurait plus aucun intérêt à cultiver la terre. Supprimez le, et nous retournerons à la sauvagerie primitive, déclara avec autorité I., répétant l’argument habituel en faveur du droit de propriété, argument tenu pour irréfutable et qui de l’envie de posséder tire la nécessité de la propriété foncière.

– Bien au contraire, c’est dans ce cas seulement que la terre ne restera pas en friche comme de nos jours, où les propriétaires, comme des chiens sur leur tas de foin, ne laissent pas approcher de la terre ceux qui peuvent l’exploiter, eux qui en sont bien incapables.

– Ecoutez, Nekhlioudov, c’est de la folie pure ! La suppression du droit de propriété est-elle possible à notre époque ? Je sais, c’est votre dada. Mais laissez-moi vous dire franchement… Nekhlioudov pâlit et sa voix trembla ; assurément cette question le touchait de près. Je vous conseille de bien réfléchir avant de passer à la pratique. »